« Et il y a tout juste un an, vous étiez à Wronke avec moi, et vous m’aviez offert un bel arbre de Noël… Cette année, j’en ai commandé un, mais celui qu’on m’a apporté est tout miteux, avec des branches en moins – rien à voir avec celui de l’année dernière. Je me demande comment je vais pouvoir accrocher les huit petites bougies que j’ai dénichées. C’est mon troisième Noël en cabane, mais ne prenez pas ça au tragique. Moi, je suis calme et sereine comme toujours.
Hier, je suis restée longtemps éveillée sur mon lit – ces temps-ci, je n’arrive jamais à m’endormir avant 1 heure, mais comme je suis forcée d’aller me coucher à 10 heures parce qu’on éteint la lumière, je songe à bien des choses dans l’obscurité. Hier donc, je me disais : comme c’est étrange, je vis perpétuellement dans une ivresse joyeuse – sans aucune raison. Par ex, je suis allongée ici dans une cellule sombre, sur un matelas dur comme pierre, autour de moi dans le bâtiment règne l’habituel silence des cimetières, on a l’impression d’être dans un tombeau ; au plafond se projette par la fenêtre la lumière du réverbère qui brûle toute la nuit devant la prison. De temps à autre seulement, on entend le roulement sourd d’un train qui passe au loin, ou, tout près, sous les fenêtres, le raclement de gorge de la sentinelle qui fait lentement quelques pas dans ses lourdes bottes pour se dégourdir les jambes. Le crissement du sable sous ces pas est si désespéré qu’il fait résonner, dans la nuit noire et humide, toute la désolation de nos vies sans issue.
Et je suis là, seule, immobile, silencieuse, enveloppée dans les épais draps noirs des ténèbres, de l’ennui, de la détention, de l’hiver – et pourtant, mon cœur bat d’une joie intérieure inconnue, incompréhensible, comme si je marchais sur une prairie en fleurs, sous la lumière éclatante du soleil. Et dans le noir, je souris à la vie, comme si je connaissais un secret magique, capable de confondre tout le mal et la tristesse pour les changer en clarté et bonheur. Je cherche une raison à cette joie, et je ne trouve rien, alors je ne peux m’empêcher de sourire à nouveau - sourire de moi. Je crois que le secret de cette joie n’est autre que la vie elle-même ; si on sait bien la regarder, l’obscurité profonde de la nuit est belle et douce comme du velours ; et dans le crissement du sable humide, sous les pas lents et lourds de la sentinelle, chante aussi une petite chanson, la chanson de la vie – si seulement on sait l’entendre.
Dans ces moments, je pense à vous, et je voudrais tant vous transmettre cette clé magique, qui permet de sentir toujours et dans n’importe quelle situation ce que la vie a de beau et gai, pour que vous aussi viviez dans l’ivresse et marchiez comme dans une prairie de toutes les couleurs. Ne croyez pas que je cherche à vous abreuver d’ascétisme ou de joies inventées. Je vous accorde tous les plaisirs des sens, toutes les joies réelles que vous désirez. Je voudrais seulement vous offrir, en plus, mon inépuisable sérénité intérieure, pour que je ne m’inquiète plus à votre sujet, et pour être sure que vous alliez dans la vie couverte d’un manteau brodé d’étoiles qui vous protégerait de tout ce qu’il y a de petit, trivial et angoissant. »
Rosa Luxembourg
Breslau, avant le 24 décembre 1917
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